le Choc des Univers
Ignis Mussard est réputé pour organiser des soirées inoubliables, mais s’il y a une fête à ne surtout pas manquer, c’est bien celle-ci. Tout le monde avait marqué cette date d’une croix doublée de petits ronds au feutre rouge. Ce soir, pour notre plus grand bonheur, le dieu de la débauche a convié tous nos personnages dans une parenthèse spatio-temporelle. Ses cartons d’invitation ont traversé l’espace et le temps jusqu’à atterrir à Penolia City, dans la boîte aux lettres d’Adrian. Lui et son épouse, après une discussion agitée, ont accepté la douce proposition d’Ignis. C’est une rencontre surprenante, improbable, et pourtant…
Bienvenue dans le Choc des Univers !
À l’écart de la foule, collée au buffet, la princesse des Lunara sirote son verre de vin rouge en dévisageant un à un les invités. Sa robe noire, sans bretelles et évasée, recouvre ses longues jambes dans leur entièreté. Une ceinture drapée est enroulée autour de sa taille dans un nœud élégant, tandis que ses chevilles sont affinées par une paire d’escarpins. Ses cheveux ondulés, sombres comme l’Ébène, tombent en cascade sur ses épaules. Chacun de ses gestes est lent, calculé avec soin. Elle tient à entretenir son image de « femme chic ». En guise de couronne, une chaîne en argent sertie d’un croissant de lune est posée délicatement au sommet de son crâne. Une tenue des plus ravissantes me direz-vous, et vous auriez raison. Elle ne choisit jamais sa tenue par hasard.
Amélia tente tant bien que mal de faire abstraction des cris, des rires bruyants et de la voix enrouée de cet étrange chanteur qui répète en boucle « Taki Taki ». Hélas, la tâche est rude pour notre princesse au cœur solitaire. Toute compagnie humaine apparaît comme un fardeau non désiré à ses yeux. Elle aurait préféré lire un livre dans le calme, assise en tailleur sur son balcon. Sa présence n’est due qu’à l’insistance d’Adrian, qui était très enthousiaste à l’idée de participer à cette soirée. D’ailleurs, où est-il ? Amélia le cherche du regard, en vain. C’est à ce moment précis qu’intervient le maître des lieux :
— Un verre vide est un verre qui doit être rempli !
— Vous en avez d’autres en tête, des phrases stupidement évidentes ?
Ignis porte une main à sa poitrine, faussement outré.
— Mais c’est qu’elle a du caractère ! Je comprends désormais d’où vient ton titre de princesse lunaire.
— Lunara. Mon clan s’appelle « Lunara ». Rappelez-moi à quel moment vous ai-je autorisé à me tutoyer, au juste ?
— Le tutoiement, ça rapproche. Le vouvoiement, ça fatigue la caboche.
— Un poète raté qui se croit drôle… Parfait, c’est exactement le genre de personne avec qui j’adore converser.
— Ah, tu vois ! Je savais qu’on allait finir par s’entendre !
Amélia fronce les sourcils, à bout de nerfs.
Sa patience s’effrite.
Il faut dire qu’elle en a si peu…
— Savez-vous ce qu’est le sarcasme ?
— Évidemment, c’est le prénom de mon lion de compagnie.
— Votre quoi ?
Notre grand séducteur est incapable de rester concentré plus de trente secondes. Depuis une heure, il attend avec impatience l’arrivée de la cheffe d’Ebena. Il aime tant leurs échanges qu’il ne peut pas s’empêcher de la titiller jusqu’à ce qu’elle lui cloue le bec. Alors, lorsque ses yeux de chat croisent les iris dorés de Kora, il manque de renverser sa bière blonde sous le coup de l’excitation.
— Oh ! Ma reine sanguinaire est enfin là ! Viens, il faut à tout prix que tu la rencontres. Vous avez la même couleur de cheveux et le même caractère adorablement chiant. Ensemble, vous ferez des étincelles !
Ignis imite le bruit des éclairs avec sa bouche, de façon très approximative, puis pousse Amélia par les épaules afin de l’entraîner avec lui vers l’entrée de la salle.
— Ne me touchez pas !
Respectueux des désirs des demoiselles, il plaque ses mains dans son dos comme si on l’avait puni. Pensiez-vous qu’il allait abandonner si vite ? C’est mal le connaître.
Ignis a toujours un plan en réserve.
— Si tu viens avec moi, je t’offre 5 tablettes de chocolat noir 100% cacao.
La jeune femme hausse un sourcil, piquée dans son intérêt.
— Vous êtes bien renseigné. Vous avez cinq minutes, pas une de plus.
— Un plaisir de négocier avec toi !
Ignis a raison. Amélia et Kora ont de nombreux points communs. Notre belle princesse, pourtant asociale, se plaît à écouter les conseils et les anecdotes de son aînée. Elle est suspendue à ses lèvres, impressionnée par le palmarès de Kora dans la catégorie « meurtres et sadisme ».
Et si nous allions jeter un œil du côté d’Adrian ?
Le prince des Solanera, dont les joues sont rougies par les deux punch ingurgités, nous fait l’honneur d’une danse des plus… originales. Un mélange entre classique et contemporain, pour reprendre ses dires, même si sa performance ressemble davantage à un « twerk du dos ».
Honor, ne tenant guère mieux l’alcool, le rejoint sur la piste.
Nos deux boute-en-train mettent le feu aux poudres en enchaînant mouvement d’épaules et du bassin, nous donnant une vue imprenable sur leurs petites fesses bombées.
Cordélia et Éléonore les applaudissent, les encourageant à se trémousser.
Aïdan, qui se tenait en retrait, renverse son verre en se tordant de rire.
Emporté par l’ambiance festive, il ne se renfrogne pas après avoir mouillé ses bottines marron et se contente de retourner au buffet afin de se resservir.
Alors qu’il s’apprête à diluer sa boisson, son père adoptif surgit de nulle part pour lui retirer sa coupe des mains.
— Pauvre fou ! Tu dilues la bière blonde avec de l’eau ?
Aïdan hausse les épaules avec nonchalance, nullement préoccupé par les remontrances d’Ignis.
— Je suis supposé la boire pure ?
Les yeux du dieu de la débauche sortent de leurs orbites.
La déception est grande et le choc, innommable.
— Je te déshérite.
Bouleversé par une telle offense, il confisque la carafe d’eau et remplit le verre d’Aïdan à ras bord de bière blonde.
Le jeune homme ingurgite la mixture préparée par son père, malgré sa réticence.
Contre toute espérance, il apprécie ce breuvage à sa juste valeur, regrettant presque de l’avoir gâché par le passé avec ses dilutions honteuses.
— Ce n’est pas mauvais, se contente-t-il de dire.
— Bien meilleur que tes smoothies aux légumes verts !
— Ce n’est pas de ma faute si ton palais est aussi fin que…
Ignis lui assène une bourrade derrière la tête pour le faire taire.
— Plus un mot, fiston, plus un mot !
Aïdan se masse la nuque, se retenant d’en rajouter une couche.
Mais une pensée l’obnubile depuis quelques minutes :
— À propos de ton testament, que comptais-tu me céder ?
— Tu ne le sauras jamais !
Ignis pivote sur ses talons et s’enfuit vers la table de poker où sont installés Daphnis, Nathaniel et Zéphyr. Concentrés sur leur partie, les trois hommes ne prêtent aucune attention aux questions incessantes de l’Écarlate — qui ne connaît ni le but ni le déroulement de ce jeu de cartes. Le vice-général d’Ebena, le moins acariâtre, se résout à expliquer les bases au nouvel arrivant. Sa patience ne survit pas au je-m’en-foutisme d’Ignis, qui ne l’écoute que d’une oreille distraite. Il laisse le chef du feu dans son ignorance, renonçant à illustrer toutes les combinaisons possibles au poker.
Des regards suspicieux sont échangés, tandis qu’un silence de plomb serre la gorge des joueurs depuis de longues minutes.
Le visage neutre, le général Rolzhausen met un coup de pression à ses rivaux en ajoutant un tas de jetons au centre de la table :
— Je double ma mise.
Ignis plaque sa main contre sa bouche, ne comprenant pas le geste de son ami.
Il lui secoue les épaules, lui criant à l’oreille :
— Glaçon, t’as vraiment une main pourrie ! Un dix, un valet, une dame, un roi et un as. Tu ne vas pas aller loin avec ça ! T’as même pas deux cartes identiques !
Sa « maladresse » engendre la colère de ses camarades.
Les joueurs jettent leurs jetons sur Tonton Ignis, qui n’esquive qu’un tiers d’entre eux.
Puisqu’il a dévoilé le jeu de Daphnis, la partie est désormais caduque.
Le concerné jette ses cartes sur la table, croisant ses doigts afin de contenir ses envies de meurtre. Respire, mon grand, ne transforme pas la fête en bain de sang…
— Quinte flush royale. J’aurais gagné si t’avais cousu ta maudite bouche.
— Sacrebière ! Pourquoi tu me parles de nourriture ? C’est une sorte de tarte, non ?
— Vous confondez avec la « quiche lorraine », lui répond Nathaniel.
— À deux lettres près, c’est la même chose !
Les trois hommes soupirent de désarroi, puis ordonnent d’un geste unanime à Ignis de partir « faire l’imbécile » ailleurs.
Vexé, il avale une rasade de sa flasque avant de retrouver Kora, qui dispute un match de fléchettes avec Amélia. Malheureusement pour lui, il n’est pas mieux accueilli par les dames qui voient en notre farceur la cible mouvante parfaite. Elles se mettent alors à le pourchasser, les yeux pétillants de sadisme, afin de planter leurs projectiles dans son fessier — qui n’est couvert que d’une jupe de feuilles mortes.
La soirée se poursuit dans la joie et la bonne humeur.
Entre chants, rires et jeux en tout genre, ils n’ont pas le temps de s’ennuyer.
Aucun incident ne survient ensuite, quoique…
Mes excuses, il semblerait que je me sois précipitée.
L’un de nos précieux invités vient de régurgiter son repas — mélange de foie gras et de rhum — dans la fontaine à bière.
Des murmures dégoûtés résonnent dans la salle.
Il y en a un qui ne sera pas content quand il saura dans quel état est sa belle et coûteuse machine…
Mais toute fête mémorable a son lot d’imprévus, n’est-ce-pas ?
Il est temps de fermer le rideau sur cet évènement et de leur laisser un peu d’intimité.
Les personnages de Recovery et d’Au Croisement de Minuit vous ont offert un moment unique, suspendu dans le temps, où ils ont succombé aux plaisirs de la débauche.
Certains ont été raisonnables. D’autres non.
Un seul d’entre eux, toutefois, a partagé son estomac avec les autres — de la manière la plus écœurante qui soit.
Selon vous, qui parmi nos invités a mal digéré son alcool ?